Le philosophe Plutarque (vers 46-vers 125), rapporte le cas d’un homme, Thespésius de Soles, qui fit une expérience proche de la mort qui le transforma radicalement : d’un être d’une totale méchanceté, elle fit le plus honnête des hommes.

Après ces paroles, je gardai le silence, et Olympicus me dit en souriant : «Nous n'avons garde de vous donner des éloges, de peur que nous ne semblions vous tenir quitte de l'histoire, comme si nous avions trouvé la question suffisamment éclaircie. Nous nous prononcerons après cette histoire aussi entendue.» 
Je repris donc la parole en ces termes : 

«Thespésius de Soles, parent et ami de ce Protogène  qui a demeuré ici avec nous, avait passé sa première jeunesse dans un complet libertinage, et il eut bien vite perdu tout ce qu'il possédait. Au bout de quelque temps le besoin le jeta dans le vice : il voulut regagner la richesse qu'il se repentait d'avoir dissipée. Il était comme ces débauchés qui ne gardent pas leurs femmes quand ils les ont, et qui après les avoir laissées se remarier avec d'autres, tâchent de les séduire et d'avoir avec elles un commerce secret. 
Ne s'abstenant donc d'aucune manoeuvre honteuse qui pouvait lui procurer de la jouissance ou du gain, il acquit en peu de temps une fortune considérable, mais en même temps une réputation, plus grande encore, de méchanceté et de scélératesse.

«Ce qui acheva de le perdre dans l'opinion publique, ce fut une réponse qu'on lui rapporta de l'oracle d'Amphilochus.
Il paraît qu'il avait envoyé demander au Dieu, si sa condition serait meilleure à l'avenir qu'elle n'avait été par le passé. Il lui fut déclaré, qu'il serait plus heureux après sa mort. C'est ce qui lui arriva en quelque sorte à peu de temps de là. Ayant fait d'une certaine hauteur une chute sur le cou, il ne se déclara pas de blessure; il n'y eut qu'une contusion. 
Il tomba en léthargie, et au bout de trois jours, au moment même où l'on se préparait à l'ensevelir, il revint à la vie. Son rétablissement fut rapide; et, une fois qu'il fut revenu à lui-même, un changement merveilleux s'opéra dans sa conduite. 

On ne connaît pas en Cilicie d'homme qui ait été plus scrupuleux, plus juste en affaires, plus respectueux envers la Divinité, plus redouté de ses ennemis, plus sûr pour ses amis. 
C'était au point, que tous ceux qui avaient affaire à lui désiraient apprendre de sa bouche la cause d'un tel changement à cette époque-là. On ne pouvait croire que le hasard seul eût produit une réforme aussi radicale dans son caractère. Et cela était vrai, comme il le racontait lui-même à Protogène, et pareillement à d'autres amis non moins recommandables.

«Dès que son esprit fut hors de son corps, il éprouva ce qu'éprouverait tout d'abord un pilote jeté de son navire au fond de la mer : ce fut le premier effet de son changement d'état. Puis, s'étant relevé peu à peu, il lui sembla qu'il respirait entièrement, et qu'il regardait autour de lui, son âme s'étant ouverte comme un oeil unique. Il ne voyait rien de ce qui s'était offert auparavant à ses regards. 

C'étaient des astres d'une dimension prodigieuse, séparés les uns des autres par des espaces immenses. Ces astres projetaient une clarté admirable de couleur et douée de consistance, au point que son âme mollement portée sur cette lumière, comme sur une mer calme, voguait partout avec autant d'aisance que de rapidité. 


Passant sous silence un grand nombre des choses qu'il avait contemplées, il disait avoir vu que les âmes des trépassés formaient, après avoir monté à travers l'air qui s'ouvrait devant elles, des bulles de feu, qui venaient ensuite à se rompre doucement, et présentaient, sous de petites proportions, une forme humaine. Toutes ne se mouvaient pas semblablement: les unes s'élançaient avec une légèreté merveilleuse, et montaient aussitôt en ligne droite; les autres tournaient en rond, comme des sabots que l'on fouette, tantôt descendant, tantôt montant. 

Leur allure était confuse et irrégulière, et il leur fallait beaucoup de temps et de peine avant qu'elles prissent leur assiette.«Le plus grand nombre de ces âmes lui étaient tout à fait étrangères. Il n'y en eut que deux ou trois qu'il reconnut, et il tâcha de s'approcher d'elles pour leur adresser la parole. Mais elles ne pouvaient l'entendre. Elles n'avaient pas leur bon sens; elles étaient hors d'elles-mêmes et frappées de vertige. 


Elles fuyaient tout regard, tout contact. Elles erraient d'abord isolées les unes des autres; puis, à mesure qu'elles en rencontraient d'affectées comme elles, et le nombre en était grand, elles s'entrelaçaient ensemble. 

C'étaient des élans qui ne suivaient aucune direction et aucun but; c'étaient des voix confuses, ou plutôt des vociférations mêlées de lamentations et de terreurs. D'autres âmes, celles qui occupaient la région supérieure de cette atmosphère, présentaient une apparence de sérénité.

Pleines de bienveillance les unes envers les autres, elles se rapprochaient souvent; elles se détournaient, au contraire, des âmes tumultueuses. 
Pour indiquer d'une manière significative qu'une chose leur déplaisait, elles se contractaient sur elles-mêmes; et elles se dilataient, s'élargissaient quand une autre leur faisait plaisir et les attirait.

Il aperçut, nous dit-il, parmi elles l'âme d'un de ses parents ; mais il ne la reconnaissait pas d'une manière bien nette, parce que ce parent était mort quand lui-même était encore tout enfant. 


L'âme s'approcha de lui, et lui dit : 
«Bonjour, Thespésius.» Tout étonné, il lui répondit qu'il n'était pas Thespésius, mais Aridée.» -- «Oui, dit l'âme: tel était auparavant ton nom, mais désormais tu seras Thespésius, car tu n’es pas mort. Grâce à une volonté divine tu es venu ici avec la partie intelligente de toi-même; le reste de ton âme, tu l'as laissée attachée à ton corps, ainsi qu'une ancre. 


Qu'un signe t'en convainque en ce moment, comme plus tard: c'est que les âmes des morts ne projettent point d'ombre, et que leurs yeux sont immobiles. Ayant entendu ces paroles, Thespésius se recueillit plus attentivement. Ses regards se promenèrent devant lui. Il reconnut qu'avec lui se levait en même temps une ligne vaporeuse et faisant ombre, tandis que les âmes jetaient une vive lumière autour d'elles, et qu'intérieurement elles étaient diaphanes. 

Toutes, cependant, n'étaient pas lumineuses de la même manière. Il y en avait qui, comme la pleine lune dans sa plus grande clarté, jetaient une lumière unie, douce, continue et répartie également; chez d'autres, il y avait comme des écailles qui couraient, ou des cicatrices clairsemées ; d'autres étaient d'un aspect tout à fait confus et bizarre : elles étaient semées de taches noires, ainsi que les vipères; d'autres, enfin, présentaient de larges fissures.


[222] Ce parent de Thespésius, (car rien n'empêche d'appeler les âmes de leurs noms humains), lui expliqua toutes choses en détail. «Adrastée, lui dit-il, fille de la Nécessité et de Jupiter, est constituée, par-dessus tout et dans le lieu le plus haut, comme vengeresse des méfaits. Parmi les criminels, il n'est ni si grand ni si petit malfaiteur qui puisse, soit par ruse, soit par force, éviter ses coups. 

Mais comme elle a sous ses ordres trois geôlières, trois exécutrices, chacune de celles-ci est, par ses attributs, chargée d'une punition particulière. Ceux qui dès cette vie sont châtiés dans leur corps et par leur corps, tombent aux mains de l'expéditive "Poena" (Peine), laquelle inflige des punitions douces, et laisse passer bien des fautes dont l'expiation serait nécessaire. 

Les criminels dont le traitement est une affaire plus grande sont, après la mort, livrés par leur Génie à Dicé. 
Enfin, ceux dont la perversité est complétement incurable et que Dicé repousse, sont dévolus à la troisième et à la plus impitoyable des acolytes d'Adrastée, à Erinnys.

Erinnys s'élance à leur poursuite, quels que soient leurs détours, en quelques lieux qu'ils se réfugient; et après les avoir soumis à de lamentables et affreuses tortures, elle les fait disparaître tous, les précipitant dans un abîme dont la parole ne saurait exprimer, dont les yeux ne pourraient soutenir l'horreur.

Quant à ce qui est des autres expiations, continua l'âme, celles qui, durant la vie sont infligées par "Poena", ressemblent à celles dont usent les nations barbares. De même qu'en Perse quand on veut punir des coupables, on arrache brin à brin leurs habits et leur coiffure, objets qu'on fouette devant eux, pendant qu'ils pleurent et supplient que cette exécution cesse ; de même les punitions qui s'exercent sur les biens et sur les corps n'atteignent pas au vif, et ne pénètrent pas jusqu'au vice lui-même ; elles ont presque toutes pour but de satisfaire l'opinion et de frapper les sens extérieurs. 

Mais si un mortel arrive là-bas sans avoir été châtié et purifié, alors Dicé s'empare de lui, ou plutôt de son âme. Il est mis à découvert, à nu : il n'a rien où il puisse se blottir, où cacher et dérober sa perversité. 

De tout côté, par tous, il est vu dans toute sa personne. Dicé le présente d'abord à ceux de qui il a reçu le jour, afin que s'ils ont été vertueux, ils le reconnaissent comme un objet méprisable et indigne d'eux, et afin que s'ils ont été méchants eux-mêmes, ils voient son supplice comme il est témoin du leur. 

Il est longtemps puni, expiant chacune de ses fautes par des malheurs et des tourments dont la violence et l'âpreté surpassent autant ceux du corps que les apparitions véritables l'emportent en évidence sur les songes. 
Du reste, les traces et les cicatrices des crimes restent plus longtemps chez certains coupables, moins longtemps chez certains autres.

«Examine, ajoutait le parent, la variété et la multitude de couleurs de ces âmes. Le foncé, le noir, est la teinte qui désigne la sordide avarice et l'avidité; le rouge de sang et de feu, la cruauté et l'humeur implacable; le bleu foncé, l'intempérance dans les plaisirs ; le violet pâle et livide, tirant sur la couleur noire que rendent les sèches, est le signe de la malveillance et de la jalousie. 

Là-bas, en effet, lorsque les vices bouleversent une âme, l'âme, à son tour, agite le corps, et ce désordre se traduit par les couleurs du visage. 

Ici, au contraire, les couleurs annoncent la fin des châtiments expiatoires et des supplices. Quand elles se sont effacées, l'âme reprend son éclat lumineux et sa teinte unique ; mais tant qu'elles y restent, il se produit des retours de passions, accompagnés de tressaillements et de soubresauts, tantôt presque insensibles et bien vite apaisés, tantôt persistants et plus tenaces. 

De ces âmes, les unes après avoir été châtiées maintes et maintes fois, recouvrent enfin leur état primitif et la disposition qui leur appartient; mais les autres sont telles, que la brutalité de leur ignorance et leur appétit de voluptés les font entrer dans des corps d'animaux. 

Trop faible pour raisonner, trop inerte pour rien embrasser du regard, telle de ces âmes incline vers l'acte pratique de la génération, tandis que telle autre, privée de l'organe luxurieux, aspire à rattacher ses désirs à des jouissances et à être surexcitée au moyen d'un corps : car il n'y a rien ici qu'une ombre imparfaite, qu'un vain songe de volupté, qui jamais n'arrive à l'accomplissement.»

[223] Après avoir ainsi parlé, le parent de Thespésius le conduisit en un instant, mais à travers un espace qui semblait infini, dans un lieu autre que le premier. Ils allaient facilement et sans obstacle : on aurait dit qu'ils étaient portés sur les rayons de la lumière, comme sur des ailes. 

Arrivé enfin à un gouffre d'une largeur et d'une profondeur immense, Thespésius se sentit abandonné de la force qui l'avait soutenu, et il vit que les autres âmes éprouvaient la même impression. Elles se resserraient comme des oiseaux, elles volaient bas, elles tournaient à l'entour du gouffre; mais elles n'osaient aller résolûment plus loin. 

L'intérieur cependant était agréable à voir. On eût dit une des grottes consacrées à Bacchus, qui sont tapissées de branchages, deverdures et de fleurs de toute espèce. Il s'en exhalait un souffle délicat et suave, qui répandait une odeur de volupté merveilleuse, et l'air y avait le parfum que trouvent au vin ceux qui aiment à s'enivrer. 

Les âmes, se repaissant de ces délicieuses émanations, en étaient comme épanouies, et se caressaient les unes les autres. Il n'y avait aux alentours de ce lieu que transports bachiques, que rires, que chants joyeux et divertissements. 

C'est par là, disait le parent, que Bacchus est monté au séjour des Dieux et que plus tard il y conduisit Sémélé. Ce lieu se nomme le Lethé. Thespésius voulait s'y arrêter; mais son conducteur ne le permit pas. 

Il l'entraîna de force, lui disant, et c'était en même temps l'instruire, que la raison est amollie et comme fondue par la volupté ; que la partie irraisonnable et animale de nous-mêmes, humectée et rendue charnelle, réveille dans l'âme le souvenir du corps ; que de ce souvenir naît un désir, une envie de procéder à l'acte de la génération : or la génération est ainsi appelée parce qu'elle est un penchant qui porte vers la terre une âme appesantie par trop d'humidité.

[224] Quand il eut donc parcouru encore autant de chemin, Thespésius crut voir une grande coupe, où se déversaient plusieurs cours d'eau. Un d'entre eux était plus blanc que l'écume de la mer ou que la neige. Un deuxième était rouge comme l'écarlate qui brille dans l'arc-en-ciel. 

D'autres avaient des couleurs différentes, qui de loin présentaient des nuances distinctes. Lorsqu'ils s'en furent approchés, l'air qui environnait la coupe se dissipa : les couleurs s'effacèrent, et de toute leur brillante variété, ce vase ne conserva que la couleur blanche. 

Alors ses yeux virent trois Génies qui étaient assis les uns près des autres de manière à former un triangle, et qui mêlaient ces courants d'eau dans de certaines proportions. 

Le conducteur d'âmes, qui avait amené là Thespésius, lui dit que c'était jusqu'à cet endroit qu'Orphée avait pénétré, lorsqu'il était venu chercher l'âme de son épouse,et que, ayant mal retenu dans son souvenir ce qu'avaient vu ses yeux, il avait répandu parmi les hommes une fausse croyance, à savoir que l'oracle de Delphes était commun à Apollon et à la Nuit. «Or, continua le guide, Apollon n'a rien de commun avec la Nuit. Ce qui est vrai, c'est qu'il y a un oracle commun à la Nuit et à la Lune; mais cet oracle ne transpire en aucun endroit jusqu'à la terre. 

Il n'a pas de siège fixe : il erre en tout lieu parmi les hommes, en rêves et en apparitions. C'est de là que les songes, mêlant, comme tu en es témoin, l'erreur et la confusion avec le simple et le vrai, se répandent dans tout l'univers. 

Quant à l'oracle d'Apollon, tu ne l'as point vu, et il ne te sera point possible de le voir. A de si hautes régions ne saurait atteindre et s'élever la partie terrestre de l'âme, toujours penchée en bas, toujours attachée au corps.» 

En même temps il emmena Thespésius, pour tâcher de lui montrer la lumière qui, disait-il, s'élançait du trépied et allait, à travers le sein de Thémis, rayonner sur le Parnasse. Thespésius aurait été désireux de voir cette lumière; mais il ne le put, à cause de l'éclat même qu'elle jetait. 

Seulement il entendit, en passant, une voix perçante de femme qui parlait en vers, et qui, entre autres choses, annonçait le temps auquel Thespésius devait mourir. «C'est, dit le Génie, la voix de la Sibylle; et cette voix, tournoyant dans la face de la Lune, annonce l'avenir.» Thespésius aurait voulu en entendre davantage ; mais repoussé en sens contraire par l'impétuosité de la Lune comme par un tourbillon, il ne put saisir que de courtes paroles. 

Les unes avaient trait aux ravages que le feu devait causer près du Vésuve et sur Dichéarchie, les autres se bornaient à ce vers, qui regardait l'empereur alors régnant : "Il est bon : il mourra de simple maladie".

[225] Après cela ils tournèrent leur attention vers les supplices des criminels. Tout d'abord leurs regards ne furent frappés que de spectacles horribles et propres à faire pitié. Bientôt Thespésius reconnut plusieurs de ses amis, de ses parents, de ses familiers. Contrairement à ce qu'il aurait soupçonné, ils subissaient des souffrances cruelles et des châtiments aussi humiliants que douloureux. 

Ils se plaignaient à lui et poussaient des sanglots. A la fin ce fut son propre père que d'un abîme profond il vit sortir couvert de stigmates, de traces de coups, et tendant les mains vers son fils. Il n'était pas permis à cette âme de garder le silence. 
Ceux qui étaient préposés aux châtiments l'obligèrent à confesser, qu'ayant reçu chez lui un étranger pourvu d'or, il avait eu la scélératesse de le faire mourir par le poison. 
Sur la terre son forfait avait été ignoré de tout le monde; mais en ces lieux il en avait été convaincu. Il avait expié une partie de sa peine, et il était emmené ailleurs pour subir l'autre. Thespésius n'osa prier en faveur de son père ni implorer sa grâce, tant il était lui-même frappé d'épouvante. 

Il voulait rebrousser chemin et prendre la fuite. Mais l'aimable parent qui lui avait servi de guide avait disparu. D'autres personnages, à l'aspect terrible, le poussaient en avant, comme condamné à ne sortir que de cette manière.

Il vit alors les ombres de ceux qui avaient été notoirement criminels, ou qui avaient subi leur châtiment ici-bas. Elles n'étaient plus torturées comme les autres, exemptées qu'elles se trouvaient être dans la partie irraisonnable et passionnée de leur âme. Mais ceux qui, s'entourant d'une apparence et d'une réputation de vertu, avaient passé leur vie entière à commettre le mal en échappant à tous, étaient livrés à d'autres exécuteurs placés autour d'eux.

Ceux-ci les forçaient, supplice douloureux et pénible, de retourner au dehors le dedans de leurs âmes. Il leur fallait se rebrousser contre nature, et elles se tordaient, comme les scolopendres marines se retournent elles-mêmes quand elles ont avalé un hameçon. Il y en avait que les exécuteurs écorchaient et déployaient, pour les montrer aux regards, toutes corrompues et toutes tachées : car le vice avait infecté la partie raisonnante et la plus noble de ces créatures. 

Thespésius disait avoir vu d'autres âmes qui, comme les vipères, étaient entrelacées deux à deux, trois à trois, et se dévoraient mutuellement, par suite de la rancune qu'elles s'étaient conservée et du profond désespoir dans lequel les entretenait le souvenir des maux faits ou subis par elles durant la vie.

Il y avait aussi des lacs, parallèles les uns aux autres. Dans l'un bouillonnait de l'or ; dans le second c'étaient des flots de plomb glacé; dans un troisième, du fer rigide. Au-dessus des lacs se tenaient certains Génies, faisant office de forgerons. Avec des outils ils en retiraient ou y plongeaient tour à tour les âmes que l'avarice et la cupidité avaient rendues criminelles. 

Après que dans l'or l'action du feu les avait rendues enflammées et transparentes, elles étaient jetées et trempées dans le plomb, où le froid qui les saisissait	- leur donnait la consistance de la grêle. 
Enfin on les obligeait à passer dans le lac du fer. Là elles devenaient horriblement noires ; leur dureté les faisait éclater et se rompre, et elles changeaient de forme. Puis de nouveau on les transvasait dans l'or; et c'étaient pour elles, au dire de Thespésius des tortures cruelles que ces changements.

[226] Mais il n'y en avait pas dont les souffrances lui inspirassent plus de pitié que celles qui, semblant avoir été déjà relâchées par Dieu, étaient de nouveau ressaisies. C'étaient les âmes pour les fautes desquelles la peine était retombée sur leurs fils ou sur quelques autres de leurs descendants. 

Quand ceux-ci arrivaient devant elles et se trouvaient en leur présence, ils s'élançaient avec colère en vociférant : ils leur montraient les marques de leurs propres souffrances, ils les accablaient de reproches, ils les poursuivaient. 
En vain ces âmes voulaient fuir et se cacher, elles ne le pouvaient pas : car, sans tarder, les exécuteurs couraient après elles pour les remettre sous la main de justice, et de nouveau ils les poussaient devant eux, non sans qu'elles éclatassent en sanglots par le pressentiment de l'expiation. 

A quelques-unes, disait Thespésius, s'attachaient en grand nombre aussi les âmes de leurs descendants, et ces dernières représentaient absolument des abeilles et des chauves-souris. 
On les entendait bourdonner de colère, par le souvenir des maux que leur avaient causés ces ancêtres.

Ce qu'il vit en dernier lieu, ce furent les âmes réservées à une seconde naissance, et qui étaient contraintes de prendre la forme de toutes sortes d'animaux. Des ouvriers préposés à cet office accomplissaient la métamorphose avec des outils et à force de coups. Ils forgeaient certaines parties, ils en tordaient d'autres, ou bien les amincissaient jusqu'à les faire presque entièrement disparaître, afin d'ajuster le tout à d'autres moeurs et de nouvelles vies. 

Parmi ces âmes il vit l'âme de Néron. Elle était déjà cruellement maltraitée, et notamment des clous enflammés la transperçaient. 
Les ouvriers la tenaient entre leurs mains pour lui donner la forme d'une vipère : forme sous laquelle elle devait, ce qui rappelle une image de Pindare, être de nouveau mise au monde pour dévorer sa mère. 

Mais tout à coup, (c'est Thespésius qui parle), brilla une vive lumière; et de cette lumière sortit une voix, ordonnant de changer l'âme de Néron en une autre espèce d'animal plus doux, d'en confectionner un de ces animaux chanteurs qui entourent les marais et les étangs. «Les crimes qu'a commis Néron, disait la voix, il les a expiés; et les Dieux lui doivent aussi quelque dédommagement favorable, parce qu'il a rendu la liberté à la population la meilleure et la plus religieuse de celles qui lui étaient soumises, c'est-à-dire à la Grèce.»

Jusque-là Thespésius n'avait, disait-il, été que spectateur. Mais, comme il était sur le point de s'en retourner, il éprouva toutes sortes d'angoisses, tant fut grande sa frayeur. 
Il se sentit saisi par une femme d'une beauté et d'une grandeur merveilleuses : Viens ici, toi, lui dit-elle : il faut que tes souvenirs se gravent plus profondément.» 

Et d'une petite baguette rougie au feu, comme en emploient les peintres, elle allait le toucher, quand une autre femme la retint par le bras. 

Alors Thespésius, sous une aspiration extrêmement vive et puissante, comme serait celle d'une machine à vent ou d'un siphon, se sentit tout à coup arraché de là. 
Il était rentré dans son corps, et quand il rouvrit les yeux, c'était en quelque sorte du fond de son sépulcre même.»

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