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Madame Fraya, un phénomène de clairvoyance

Reproduction d’un article de Simone de Tervagne, publié dans « L’Univers de la parapsychologie et de l’Esotérisme » (1976)

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Selon l’avis des plus éminents occultistes, Mme Fraya (1871-1954) fut la plus grande voyante du siècle. Elle est morte le 16 février 1954. Je l’ai fréquentée pendant les six dernières années de sa vie. Elle m’honorait de sa fidèle amitié.



Chaque fois que je l’ai approchée, j’ai toujours été impressionnée par la jeunesse de son esprit, l’étendue de sa culture, l’immensité de sa bonté et, surtout par ce fabuleux don de clairvoyance, qui faisait d’elle un personnage hors série, un peu mystérieux, mais jamais inquiétant.

Elle n’avait rien d’une illuminée. Au contraire, elle gardait, en toutes circonstances, les deux pieds sur la terre, demeurant toujours merveilleusement humaine.

Je la revois encore, assise dans son fauteuil Empire, armée de sa loupe à la monture de nacre, cadeau de la reine Nathalie de Serbie, avec laquelle elle examinait attentivement les lignes et jusqu’aux moindres signes des mains qui se tendaient vers elle.

Elle m’a avoué avoir lu dans près de six cent mille mains ! Imagine-t-on le nombre de secrets qui lui furent confiés ? Le nombre de destins qu’elle a éclairés de ses étonnantes lumières ?

Presque toutes les personnalités des cinquante premières années du siècle l’ont eue pour confidente… Les reines Nathalie de Serbie, Marie de Roumanie, Amélie de Portugal ; la princesse de Saxe-Meiningen, soeur de Guillaume II; les présidents Georges Clemenceau et Raymond Poincaré, les ministres Aristide Briand, Albert Sarrault, Louis Barthou et bien d’autres… Jean Jaurès, le prince Youssoupoff, Pierre Loti firent d’elle leur confidente ; Anna de Noailles, Rosemonde Gérard, Anatole France, Marcel Proust, Colette, André Antoine, Maurice Rostand, Lucien et Sacha Guitry furent ses amis.

Et toutes les grandes comédiennes vinrent la consulter : Julia Bartet, Sarah Bernhardt, Cécile Sorel, Marguerite Moréno, Mary Marquet, pour n’en citer que quelques-unes. Étonnante Schéhérazade, à chacune de mes visites, Mme Fraya faisait revivre, pour moi, son extraordinaire passé, entrouvrant, un instant, les voiles qui nous séparaient de cette Belle Époque, à jamais révolue…

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Lorsque Valentine Dencausse vint au monde, le 21 mai 1871, à onze heures du soir, à Villeneuve-de-Marsan, dans les Landes, aucun signe particulier ne révéla à sa famille qu’un jour, cette toute menue petite fille deviendrait la grande, l’unique Fraya, la plus étonnante voyante du XXe siècle.

Et cependant, chose étrange, son père, haut fonctionnaire au ministère des Finances, possédait déjà, par intermittences, il est vrai, ce fameux don de voyance. Seuls, ses intimes étaient au courant de ce que l’on considérait alors comme une anomalie…

Une anomalie un peu particulière car, à l’inverse de la plupart des devins dont la clairvoyance s’exerce au profit d’autrui, M. Dencausse, lui, connaissait surtout son propre avenir. C’est ainsi que, des années à l’avance, il avait prédit la date exacte de sa mort : « Je mourrai avant l’hiver, avait-il dit aux siens, un 1er novembre, à minuit, vers ma soixante-quinzième année, sans souffrance ni agonie. Je garderai ma lucidité jusqu’au bout. »

Dans son Traité de Métapsychique, Charles Richet, professeur à l’université de Paris, membre de l’Institut, Prix Nobel de physiologie, commente en ces termes ce saisissant cas d’auto-prémonition : « Il s’agit de M. Dencausse, père de Mme Fraya, laquelle a donné, comme on sait, à diverses reprises, de beaux exemples de lucidité.

En mai 1916, M. Dencausse, âgé de soixante-seize ans, annonce malgré une assez bonne santé, qu’il mourrait avant l’hiver. Il s’amaigrissait d’ailleurs, et se nourrissait mal. Vers le 24 octobre il déclare qu’il savait le jour de sa mort, que ce serait le jour de la Toussaint. Le 28 octobre, le Dr Geley, appelé, ne lui trouve aucune lésion organique ; pas de fièvre, une légère bronchite. M. Dencausse déclare alors qu’il mourra le jour de la Toussaint à minuit sonnant, sans souffrance, ni agonie. Le lundi 30, tout allait bien, mais le mardi 31, une pneumonie se déclare, avec fièvre. Le 1er novembre, il était plus faible ; mais il pouvait parler et faire ses dernières recommandations.

Vers 23 heures et demie, il demanda à sa femme : « Quelle heure est-il ? » Mme Dencausse, pour le tromper, dit : « Deux heures du matin. » Le malade répondit : « Non, il n’est pas minuit. A minuit je mourrai. » A minuit, au moment où la pendule sonnait, il était mort, sans un soupir. »

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Adolescente, la jeune fille manifesta un goût précoce pour la musique. Ses parents lui donnèrent les meilleurs professeurs de la région et sa vie semblait s’orienter tout naturellement vers une carrière de pianiste-virtuose lorsque, vers sa dix-huitième année, elle abandonna ses études pour épouser M. Louis-Erembert Delmas, professeur agrégé de grammaire, de vingt ans son aîné, dont elle avait fait la connaisance chez des amis, à Pau.

Détail curieux : ce fut pendant son voyage de noces, le quatrième jour exactement, qu’elle eut la fulgurante révélation de son don de clairvoyance. Elle pensait que le choc physiologique, qui l’avait fait femme, avait probablement déclenché en elle un autre choc, psychique celui-là.

 A Nice, dans une chambre d’hôtel anonyme, elle eut la vision de son avenir; elle sut qu’elle ne partagerait pas la vie studieuse de son mari, dont les goûts philosophiques l’avaient, un instant, séduite. Elle se voyait, seule, à Paris, dans un appartement assez sombre, recevant des milliers et des milliers de personnes, examinant leurs mains et leur faisant de surprenantes révélations sur elles-mêmes ou leur entourage.

Maintes fois, à cette époque, en rêve, la nuit, ou en clichés, bien éveillée, elle vit des centaines de mains qui se tendaient vers elle. La plupart étaient fines, soignées, donnaient une impression de richesse. Mains d’hommes d’affaires, énergiques, solides, mains de chefs, mains intelligentes…

Mains de femmes : longues, douces, chargées de bagues étincelantes. Dès lors, elle éprouva la certitude de faire fausse route. Sans plus tarder, elle décida de tourner la page. Elle se sépara de son mari, sans toutefois divorcer, car, très croyante, elle tenait à respecter scrupuleusement les prescriptions de la religion catholique. De ce bref mariage, elle eut une fille, qui hérita de son père la « gravité songeuse » et le goût de la solitude. Écrivain de talent, elle est l’auteur d’ouvrages philosophiques, notamment de : Les Pèlerins illuminés (Grasset), et Les Bonheurs secrets (Fasquelle), qu’appréciait beaucoup Georges Clemenceau.

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Ayant acquis la conviction de ne plus « nager contre le courant », Valentine Dencausse résolut d’obéir à la voix intérieure qui lui suggérait de lire dans les mains… Elle se plongea dans la lecture de différents ouvrages ésotériques, chirologiques et autres.

A sa grande déception, ceux-ci ne lui apprirent pas grand-chose. « C’est dans le livre de la vie, m’a-t-elle dit, que j’ai puisé les plus précieux enseignements. Peu à peu, j’ai découvert dans les signes qui sillonnent les paumes des mains, les secrets de notre vie intérieure et les réactions que les événements extérieurs provoquent dans notre sensibilité. J’ai étudié un grand nombre de mains avant de me mettre en contact avec le public. J’ai fait de multiples expériences qui m’aidèrent à déchiffrer le mystère des âmes et juger du degré de leur évolution. »

Elle résolut d’expérimenter son don naissant sur ses amies béarnaises et basquaises. Le résultat dépassa tout ce qu’elle avait pu imaginer. En quelques mois, elle devint une célébrité locale. Dans les salons des notabilités de Pau, de Bayonne, de Biarritz, les commentaires allaient bon train et partout on vantait ses mérites.

La justesse de ses révélations, l’étonnante précision de ses prédictions déconcertaient les plus sceptiques. C’est à cette époque-là que le destin lui donna un premier coup de pouce. Elle fut invitée à la Cour de la reine Nathalie de Serbie.

Mme Fraya m’a fort bien décrit ce premier événement de sa nouvelle vie de voyante : « La reine Nathalie de Serbie était une fort belle femme d’une quarantaine d’années. Quoique répudiée par son mari, l’ex-roi Milan Obrenovitch IV, elle menait un train de vie fastueux.

Elle avait choisi la France comme seconde patrie et venait de faire l’acquisition, à Biarritz, de la Villa Sachino, véritable palais, face à la mer. Elle vivait là, très entourée, surtout d’hommes, donnant des bals, des réceptions d’un luxe inouï, auxquels assistaient principalement les personnalités de la colonie russe [1].

Un ancien ministre de Serbie avait entendu parler de mes prédictions. Il suggéra à la reine Nathalie de m’inviter à la fête de charité qu’elle préparait. C’est ainsi que, bien avant mes débuts officiels à Paris, j’exerçai mon don de voyance pour la toute première fois sous l’auspice d’une reine. » Ce fut au cours de cette première réception qu’elle fit la connaissance de Pierre Loti. Mais, réservé, méfiant de nature et peut-être intimidé, l’écrivain ne lui demanda pas, ce jour-là, de lever, pour lui, le voile de l’avenir.

Une année passa. Entre temps, la jeune devineresse était venue s’installer à Paris. Là, second coup de pouce du destin. Séverine, journaliste célèbre, rédactrice en chef du Cri du Peuple, pionnière de la solidarité sociale, lui demanda de venir lire dans les mains des plus grands noms de France, lors d’une fête de charité qu’elle organisait au profit de l’Orphelinat des Arts, au Jockey-Club.

Et comme Valentine Dencausse hésitait à faire figurer son nom sur une affiche, Séverine, d’autorité, décida de lui chercher un pseudonyme. En potassant, au hasard, un ouvrage consacré aux légendes d’outre-Rhin, elle trouva le nom de Fraya.

Cette ancienne déesse germanique porta chance à la jeune devineresse car c’est sous ce nom-là qu’élle parvint aux sommets de la renommée. Au Jockey-Club, elle fit la connaissance de l’élite parisienne, composée à cette époque de têtes couronnées ou promises à la couronne, d’hommes politiques influents, de ministres, d’écrivains, de célébrités internationales.

Cachée derrière un simple paravent, tel un prêtre au confessionnal, elle en reçut plusieurs centaines, notamment l’archiduc Stéphane, Adrien Hébrard, directeur du Temps, Arthur Meyer, directeur du Gaulois, les barons de Rothschild, Jules Lemaître, Anna de Noailles, Maurice Donnay, Alfred Capus, Porto-Riche et beaucoup d’autres…

Dès le lendemain, comme une traînée fulgurante, le nom de Fraya se répandit dans Paris… Dans les salons, les salles de rédaction, on ne parlait plus que de ses dons prodigieux.

En deux jours, sa réputation dépassa celle de la voyante la plus connue de l’époque : Mme de Thèbes. Avec l’aide de la bienfaisante Séverine, elle trouva un spacieux appartement, situé au 11 bis, rue d’Edimbourg et s’y installa. Elle put alors constater l’étonnante justesse de ses premières visions. Le cadre où elle allait vivre lui apparut tel qu’elle l’avait prévu : assez sombre au point qu’il fallut en éclairer les murs de miroirs anciens.

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En août 1902, Mme Fraya revint précipitamment sur la côte basque, car la reine Nathalie désirait qu’elle fût, une fois de plus, la principale attraction d’une fête de charité qui devait avoir lieu dans les jardins du palais de Sachino et qui durerait trois jours. Cette fois-ci, elle occupait dans le parc, un curieux petit pavillon du genre guérite balnéaire, recouverte d’une épaisse toile à rayures vertes et blanches.

Fixé sur la façade, un panneau annonçait : « Fraya, graphologue célèbre, lit dans la main. » C’est là qu’elle revit Pierre Loti, devenu très connu par ses romans AzyiadéRamuntcho et, surtout Pêcheurs d’Islande. Cette fois, il voulut se faire lire dans les mains. Ce que Mme Fraya lui révéla le troubla si fort que, pour lui manifester sa reconnaissance, il lui consacra un article fort élogieux dans Le Figaro, sous le titre : « Une chiromancienne chez une reine en exil. » A partir de ce moment-là, des relations amicales s’établirent entre-eux et, par la suite, chaque fois qu’ils se retrouvaient soit à Paris, soit sur la côte basque ils se rendaient mutuellement visite.

Cependant, un journaliste du Gaulois, Julien de Narfon, voulut en savoir plus long sur la rencontre de Pierre Loti avec Mme Fraya. Car l’article du romancier ne donnait aucun détail sur la nature des prédictions qui lui avaient été faites. Il interrogea à ce sujet Pierre Loti lui-même qui lui répondit : « Jusqu’à samedi, je pensais que la chiromancie n’était que blague, fumisterie, charlatanisme. C’est ce jour-là que Mme Fraya, qui tenait, comme vous le savez, le « pavillon de la bonne aventure » à la fête de Sachino, a lu dans ma main.

C’était la première fois que je me prêtais à une étude de ce genre, avec un scepticisme absolu, je vous l’assure, bien que mon amie, Mme Juliette Adam, m’eût dit de ma chiromancienne énormément de bien. Or, Mme Fraya m’a raconté des choses extraordinaires, renversantes, avec un luxe de précisions et de détails qui m’a fortement impressionné et troublé.

Malheureusement, ces choses font partie de ma vie intime et il m’est vraiment impossible d’en parler. Il y en a toutefois une que je ne vois pas d’inconvénient à vous révéler. Sachez donc que, pendant un voyage en Perse, je fus attaqué par des brigands qui me laissèrent presque pour mort. Je n’ai jamais parlé en France de cette aventure que Mme Fraya ne pouvait pas connaître. Elle m’en a fait, pourtant, le récit très exact, avec les circonstances de temps et de lieu. Cela ne tient-il pas du prodige ?

« — Vous voilà donc sur le chemin de Damas de la chiromancie ?

« — Peut-être ! Cependant, je ne me hâte pas de conclure. Je doute, j’hésite. Je ne sais plus. J’admettrais assez volontiers qu’on pût découvrir dans les lignes de la main, les indications plus ou moins vagues sur le caractère, les tendances de l’individu et en déduire, si l’on est habile, certaines circonstances soit pour le passé, soit même pour l’avenir. Mais entre les lignes de la main et un événement extérieur, tout à fait indépendant de mon intelligence et de ma volonté, quel rapport peut-il bien y avoir, de cause à effet ? Je ne comprend pas… »

Par la suite, Mme Fraya, qui collectionnait déjà les attestations des célébrités, demanda à Pierre Loti s’il consentirait à lui envoyer une lettre autographe. Il le fit en des termes particulièrement flatteurs où il lui disait notamment que sa « divination supérieure l’avait comblé d’étonnement ». Et Mme Fraya lui répondit par une lettre charmante où elle le remerciait « de la bonne grâce avec laquelle il avait bien voulu accéder à son désir ». Ce fut au début de leurs relations amicales que Pierre Loti lui fit un don inestimable : il lui offrit le talisman auquel il tenait le plus, le fameux collier de la Déesse des faveurs, composé de quarante-six grains d’ambre, séparés par des turquoises, qu’il avait rapporté d’un voyage aux Indes. Grand amateur d’objets rares, de fétiches, de breloques et de médailles, il en portait constamment sur lui. Il les touchait de temps à autre pour conjurer le mauvais sort…



Ce fameux talisman. Pierre Loti le rapporta des Indes et l’offrit à Mme Fraya en 1900.

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« Ne me demandez pas, lui dit-il, comment je l’ai obtenu, je ne puis vous le dire.

Je vous l’offre afin qu’il vous protège ainsi que ceux qui vous sont chers., Mme Fraya ne s’en séparait jamais. Tout au long de sa carrière, elle le garda à côté d’elle sur un petit guéridon, dans son cabinet de consultation. « En réalité, m’avait-elle dit, ce n’est pas un collier, mais un très ancien rosaire hindou.

Il provient d’un temple de Bénarès [2], le « Temple de la Déesse des faveurs ». A différentes époques de l’année, il était exposé sur les genoux de la statue de la déesse. Les fidèles se précipitaient alors dans le temple, priaient à haute voix et formulaient leurs voeux. Selon la croyance populaire, ces voeux devaient être exaucés dans l’année. Pierre Loti se trouva précisément de passage à Bénarès un de ces jours-là. Avec deux de ses marins, il pénétra dans le temple…

Comment devint-il le propriétaire de ce fabuleux talisman ? Mystère… Il ne me donna aucun détail à ce sujet. Je me suis toujours demandé s’il ne l’avait pas volé… En revanche, il me parla longuement de sa légende, qu’il tenait d’un brahmane de Bénarès.

 « Ce rosaire se trouvait primitivement dans un monastère du Tibet, plusieurs siècles avant l’ère chrétienne. Les Grands Initiés, qui pratiquaient la magie théurgique, le chargèrent de radiations bénéfiques d’une puissance telle qu’elles défient le temps !

Quand, après des années de rites, de passes magnétiques et de prières, ils le jugèrent digne des dieux, ils le firent porter à Bénarès par des moines qui l’offrirent à la Déesse des faveurs. J’y tiens beaucoup, beaucoup… Anna de Noailles, Marcel Proust, entre autres, venaient souvent le toucher… Ceux qui croient aux vertus des talismans sont moins rares qu’on ne le pense… Qui donc est sûr de posséder un bonheur définitif et stable ? »

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Dès l’année 1910, Mme Fraya pressentit qu’un conflit mondial d’une gravité exceptionnelle approchait… Différents événements troublants vinrent renforcer sa certitude intérieure. Le premier se situa, en juillet 1910, à Vichy, où Mme Fraya était venue en compagnie de sa fille Marcelle. Pendant que celle-ci faisait la cure, la voyante recevait des consultants dans l’appartement qu’elle avait loué pour la durée de son séjour.

« Chaque soir, après le dîner, m’avait-elle dit, j’aimais aller prendre l’air, me promener sans but, à travers la ville redevenue paisible. Un soir, non loin du parc, je tombe nez à nez avec Jean Jaurès, que je connaissais bien. Sa silhouette, d’ailleurs, ne passait pas inaperçue. Trapu, lourdaud, se mouvant avec des grâces d’ours apprivoisé, hiver comme été, il portait le col de son pardessus relevé comme s’il craignait les courants d’air. Pourtant, il jouissait d’une robuste santé. Sa résistance physique était d’ailleurs proverbiale. Dès qu’il me vit, le célèbre tribun vint à moi. De but en blanc, il me parla de chiromancie, car cela le passionnait. De même que toutes les formes de prémonitions, d’intuition, de pressentiments. Précédemment, il m’avait fort surprise en me révélant qu’il lui arrivait de voir, à l’avance, certains événements précis de son propre avenir !

« Ce soir-là, je sentais qu’il était obsédé par une idée qui ne le quittait pas. En pleine rue, à brûle-pourpoint, il me demanda de lui lire dans la main… « Je ne veux pas savoir quand je mourrai, mais comment je mourrai », me dit-il. Comme la nuit tombait, je lui proposai de marcher jusqu’au prochain réverbère qui venait de s’allumer. Et là, il me tendit ses mains… J’y vis très nettement le signe d’une mort violente, mais je n’osais le lui dire. J’étais là, profondément troublée à l’idée qu’un homme aussi bon, aussi chevaleresque, aussi talentueux mais qui, malheureusement, mettait parfois son talent oratoire au service d’idées chimériques (ne disait-il pas, qu’en cas de guerre, les socialistes allemands marcheraient aux frontières pour ouvrir les bras aux soldats français, plutôt que de se battre contre eux ?) bref, qu’un homme de sa valeur put disparaître dans la force de l’âge, d’une manière aussi brutale. Il perçut mon embarras :

« — Vous pouvez tout me dire. Allez-y !.. Que voyez-vous ?

« — Je vois que vous mourrez de mort violente… dans la rue… « Alors lui, m’interrompant, ajouta : « Et moi, je vais achever votre prédiction… Ce sera à la veille d’une déclaration de guerre…

« Exactement quatre ans plus tard, le 31 juillet 1914, il fut assassiné par Raoul Vilain, au café du Croissant, rue Montmartre. A ce moment-là, bouleversée, je me remémorai notre rencontre à Vichy et je sus que c’était là le signe : nous étions à la veille d’une guerre… »

Dès la fin de 1913, Mme Fraya fut effrayée par le nombre considérable de morts violentes qu’elle voyait dans les mains des jeunes hommes qui venaient la consulter. Et comme, à cette époque, ni l’automobile, ni l’aviation n’étaient parvenues au stade meurtrier où nous les voyons aujourd’hui, elle ne pouvait que conclure à l’éventualité d’une guerre prochaine…

D’autres prédictions faites à une illustre consultante vinrent confirmer ses pressentiments. « Un jour, m’a-t-elle dit, une mystérieuse personne, toute vêtue de noir, grande, mince, très droite, sans un bijou, sans même une bague — pourtant, à son annulaire, se devinait la marque faite par une alliance qu’elle avait dû retirer pour mieux me mettre à l’épreuve — s’assit en face de moi et, sans un mot, me tendit un spécimen d’écriture, sans signature, afin que je l’examine. J’ignorais tout de l’identité de la visiteuse, bien qu’elle m’ait été envoyée par une amie, une dame de l’aristocratie.

« Immédiatement, je lui dis : « La personne qui a écrit ces lignes occupe une situation très élevée. Mais cet homme, car je vois nettement qu’il s’agit d’une écriture masculine, est sujet à de violents coups de tête. Attention, bientôt, il en commettra un d’une importance considérable, qui risque de le ruiner, ainsi que tous les siens… »

« Très pâle, et toujours sans prononcer un mot, cette dame me tendit ses mains pour que je les examine. « Quelle destinée compliquée, m’exclamai-je ! Que de lignes enchevêtrées ! Quelle puissance et quelle richesse ! et, tout à la fois, quelles angoisses et quel chagrin ! » Je vis qu’elle était mariée, mère de famille, mais que son mari la traitait durement, injustement, car c’était une femme de grand mérite. Soudain, j’eus une vision précise : je fis un rapprochement entre cette femme et la feuille écrite qui se trouvait encore sur mes genoux : « Cet homme, qui n’est pas votre mari, sera la cause de votre ruine. Le danger vous menace tous, vous et vos enfants… Vous devrez, un jour, quitter votre pays. Le mot exil vous environne… »

« Ma consultante se leva d’un bond, reprit sa lettre et me toisa : « Madame, ce que vous venez de dire est absurde, ridicule, insensé. Ma famille occupe une situation qui ne peut s’effondrer : je suis la princesse de Saxe-Meiningen et cette écriture est celle de mon frère, l’empereur Guillaume II. »

« Sans me départir de ma sérénité, je lui répondis : « Je maintiens, Madame, tout ce que je viens de vous dire. Je ne me suis pas trompée. Bientôt votre frère déclarera la guerre à l’Europe. Il y perdra sa puissance, car il sera vaincu…

« Je ne vous crois pas, reprit la princesse, impressionnée par mon calme. En tout cas, la France peut être tranquille. En vérité, mon frère l’adore. » Plus troublée qu’elle ne voulait le paraître, elle ajouta : « Vous êtes un personnage étrange. Je crois qu’il plairait à mon frère de vous connaître, car il s’intéresse énormément à la graphologie et à la chirologie.

Nous feriez-vous le plaisir de venir passer un mois sur notre yacht qui se trouvera à Venise au mois de septembre prochain ? Nous projetons une croisière dans l’Adriatique. »

« Ce fut plus fort que moi. Sans souci de tout protocole, oubliant que j’avais devant moi la soeur d’un empereur, je l’interrompis d’un geste de la main : « Madame, je suis infiniment honorée de cette invitation.

L’an passé, je l’eusse acceptée avec joie. Pourtant, cette année, je puis vous affirmer que ni votre yacht, ni Guillaume II ne se trouveront à Venise en septembre. Et d’ailleurs, vous ne penserez plus du tout à cette croisière. Une ère sanglante commencera en Europe, par la volonté puissante de l’empereur d’Allemagne. » Elle prit congé de moi, on ne peut plus incrédule. Cinq mois plus tard, la guerre éclatait. »

La grande période de Mme Fraya devait se situer, étrange coïncidence, aux heures les plus sombres de la guerre 1914-1918. Pour la première fois dans les annales de la clairvoyance, une voyante allait jouer un rôle historique.

Non pas un rôle légendaire comme celui que Homère attribue aux oracles de l’Odyssée et de l’Iliade, mais un rôle réel, avec preuves irréfutables et témoignages d’hommes politiques de premier plan, tels Raymond Poincaré, Alexandre Millerand, Aristide Briand, Albert Sarraut, Louis Barthou, Malvy et beaucoup d’autres.

Cela se passa au début de septembre 1914. En pleine nuit, à deux heures du matin, elle reçut un coup de téléphone du ministère de la Guerre, lui demandant de passer d’urgence rue Saint-Dominique, afin de donner son opinion sur le déroulement des opérations militaires.

La Première Armée allemande se trouvait à Compiègne. Senlis et Creil étaient en flammes… Devant un parterre de ministres angoissés, dans une indescriptible atmosphère de panique, elle avait pu prédire avec certitude et précision que : 1° les Allemands n’entreraient pas dans Paris ; 2° que leur victoire allait tomber à l’eau ; 3° qu’aux environs du 10 septembre ils se retrancheraient sur l’Aisne ; 4° que ce serait l’écroulement de leur plan de campagne rapide. A partir du 12 septembre, la miraculeuse victoire de la Marne, remportée sur l’ennemi par les généraux Joffre et Galliéni, devait donner, une fois de plus, raison à Mme Fraya.

Sa renommée prit alors des proportions fabuleuses. Les hommes politiques les plus sceptiques tinrent à connaître l’étonnante devineresse. Raymond Poincaré, alors Président de la République, la reçut plusieurs fois à l’lysée. Par la suite, il vint la consulter chez elle, rue d’Edimbourg.

Georges Clemenceau, très éloigné de toutes préoccupations ésotériques, tint lui aussi à la connaître et la fit venir plusieurs fois dans son célèbre rez-de-chaussée de la rue Franklin. Un matin de printemps de l’année 1920, Mme Fraya se rendit donc chez lui, en compagnie de sa fille Marcelle.

Non seulement le vieil homme d’État tenait à connaître l’auteur des Bonheurs secrets avec laquelle il entretenait des relations épistolaires, mais il désirait également que Mme Fraya étudiât l’écriture de Paul Deschanel !

L’élection récente de ce dernier à la Présidence de la République avait particulièrement affecté le « Père la Victoire ». Bien qu’il n’eût pas posé officiellement sa candidature, il avait aspiré à occuper cette suprême fonction.

« Il me tendit, m’a dit Mme Fraya, une brève note administrative dactylographiée, signée par Paul Deschanel, datant de l’époque toute récente où celui-ci était président de l’Assemblée nationale. J’examinai cette signature : « Il s’agit, lui dis-je, d’un être fin, lettré, distingué, mais sans grande personnalité.

Nature inquiète, sensible, douée d’une vive perspicacité. A la fois souple et impulsif. Foncièrement honnête. Sujet à de petits accidents bizarres. De santé délicate, en dépit des apparences. Je doute fort qu’il puisse aller au bout de son septennat. » Je ne pensais pas si bien dire !

Cinq mois plus tard, en septembre 1920, Paul Deschanel dut démissionner pour raison de santé. Précédemment, lors d’un voyage à Montbrison, on l’avait trouvé en pyjama, errant le long de la voie ferrée.

Au cours d’un bref arrêt du train, en pleine nuit, en rase campagne, il avait ouvert la portière de son wagon-lit et était descendu. Lorsqu’un garde-champêtre le découvrit, il prononçait des phrases incohérentes. Dès que la nouvelle de sa démission fut officielle, Georges Clemenceau m’envoya ce mot sur sa carte de visite : « Bravo, Madame, vous aviez vu juste… »

Entre 1914 et 1930, Mme Fraya fut littéralement débordée, assiégée, tant sa renommée dépassait les frontières. Des demandes de consultations, un courrier volumineux lui parvenaient de partout.

Sans parler des invitations de plus en plus nombreuses auxquelles elle était conviée. « Les jours où, en raison d’une importante réception, je tardais à rentrer chez moi, m’a-t-elle dit, je savais que mon salon d’attente regorgeait de monde rien que par les apparitions de mains autour de moi… Il en surgissait de tous côtés… Il me semblait qu’elles allaient me toucher… Alors, vite, je prenais congé de mes hôtes, tout surpris de ma précipitation… »

L’histoire de ces apparitions de mains passionnait l’une des plus grandes amies de Mme Fraya : l’illustre poétesse Anna de Noailles.

Elle lui demandait de lui raconter exactement ce qu’elle voyait et de lui décrire minutieusement les mains qui se tendaient vers elle. « La divine comtesse, ainsi qu’on la nommait, était, tout à la fois, très impressionnable et très impulsive, m’a dit Mme Fraya.

D’origine roumaine, née princesse de Brancovan, elle comptait, au nombre de ses ancêtres, des princes grecs et des empereurs de Byzance. De la race slave, elle hérita l’humeur fantasque, de ses lointaines origines hellènes, les immenses yeux noirs qui lui dévoraient le visage et, surtout, cette ardeur, ce lyrisme, ce langage sublime qui firent d’elle la reine incontestée de la poésie…

D’une santé fragile, elle ne pouvait vivre que couchée. Elle recevait toujours amis et visiteurs allongée sur un canapé, dans un salon aux volets mi-clos de son hôtel particulier de la rue Scheffer. Elle souffrait d’une grave affection intestinale, mais refusait de se laisser opérer. Lorsqu’elle désirait me voir, sa secrétaire ou la doctoresse Francion-Lobre qui la soignait, me téléphonait pour me demander de « préparer la chaise-longue ».

Dès que sa voiture s’arrêtait devant l’immeuble, Justine, ma fidèle servante, se précipitait pour l’aider. On l’installait alors sur la chaise-longue au milieu de coussins et de fourrures. Elle avait les mains les plus petites et les plus fines que j’aie jamais tenues dans les miennes.

Elle me demandait souvent : « Croyez-vous que je deviendrai un jour, une vieille femme ? Ce serait horrible ! » Je lui répondais : « Rassurez-vous, vous ne laisserez à personne le souvenir d’une déchéance physique… Vous dépasserez cinquante-deux ans et vous garderez jusqu’au bout l’apparence d’une grande jeunesse… » Un jour de mélancolie, elle me confia : « Je voudrais mourir jeune pour ne pas connaître la douleur de perdre ceux que j’aime… »

Peu avant sa fin, en mai 1933, elle réclama Mme Fraya. Celle-ci se rendit à son chevet. D’une main qui ne tremblait pas, Anna de Noailles lui dédicaça son dernier ouvrage de sa haute et noble écriture qui couvrait toute la page de garde. « Toujours très belle, malgré ses cinquante-trois ans, m’a dit Mme Fraya, d’une émouvante pâleur, lucide jusqu’au bout, elle a pris mes mains dans les siennes et m’a dit « Jurez-moi que vous croyez à la survie ! Jurez-moi que la mort n’est pas la fin de tout ! » Fidèle à elle-même jusque dans la mort, elle refusa « l’horrible déchéance physique ». Selon ses dernières volontés, son corps fut embaumé, entouré de bandelettes parfumées tel celui d’une reine de l’Égypte antique.

Marcel Proust fut, tout à la fois, un admirateur et ami d’Anna de Noailles et de Mme Fraya. Dans sa correspondance avec Anna de Noailles, il est plusieurs fois question des visites du romancier à l’illustre voyante.

Avec son doigté souverain, sa gentillesse, celle-ci sut, maintes fois, réconcilier les deux écrivains dont l’amitié était si souvent traversée « d’orages et de brouilles », qu’à une certaine époque, ils ne se virent que dix fois en quinze ans !

Anna de Noailles, sincèrement navrée des bouderies de Proust, chargea Mme Fraya de les réunir lors d’un petit dîner chez elle, rue d’Edimbourg. Ce qu’elle fit : « Et quoiqu’au début, il y eut un peu de nervosité dans l’air, je réussis à arrondir les angles par quelques phrases empreintes de la plus cordiale bonne humeur. Peu après, Anna de Noailles et Marcel Proust devisaient comme s’ils s’étaient vus la veille ! »

Dans les Lettres à la Comtesse de Noailles présentées et commentées par elle-même, se trouve une lettre où Marcel Proust l’entretient du Dr Vaschide, que les deux écrivains connaissaient bien. Ce Dr Vaschide, de nationalité roumaine, fut un élève du professeur Pierre-Marie. « Il écrivit, dit Mme de Noailles, un volume sur les rêves qui suscita d’intéressants commentaires avant que la théorie de Freud ne fit son apparition.

D’une générosité d’âme sans borne, il épuisa rapidement en labeurs excessifs et en dépense d’amitié une santé vigoureuse. Il mourut à trente-trois ans, selon une prédiction faite devant moi, cinq ans auparavant, par Mme Fraya, dont la faculté de clairvoyance le passionnait. Assuré de vaincre l’incrédibilité, il n’hésitait pas à amener Mme fraya dans les hôpitaux au chevet de ses malades et il attendait d’elle un diagnostic dû à son inspiration surprenante. »

De son côté, dans son Essai sur la psychologie de la main, le Dr Vaschide écrivait, quelques années avant sa mort : « Je n’oublierai pas la surprise de mon ami le Dr Schraeck Notzing, le psychologue munichois bien connu, lorsque Mme Fraya lui traça, chez moi, son portrait psychologique avec une richesse de détails exubérants. J’ignorais, pour ma part, ces détails et Mme Fraya était dans l’impossibilité de les connaître avant sa consultation. Elle lui traça même les caractères et les événements de la vie des membres de sa famille ! »

Enfin, le Dr Eugène Osty (qui fut président de l’Institut métapsychique international de 1925 à 1938) consigna, dans son ouvrage  Lucidité et Intuition le témoignage de la veuve du Dr Vaschide : « Mme Fraya avait prédit à mon mari, pendant l’hiver 1904, en présence de la comtesse de Noailles et de moi-même, que le docteur mourrait à trente-trois ans, d’une pneumonie.

Malheureusement, cette prédiction s’est réalisée le 13 octobre 1907, de point en point ». Toujours dans Lucidité et Intuition, voici en quels termes le Dr Osty analyse les dons paranormaux de Mme Fraya : « Les sujets lucides sont comme des miroirs dans lesquels se reflète la pensée intuitive latente en chacun de nous.

Mais les sujets de valeur sont rares. Mme Fraya est de ceux-là. Elle est un prodige permanent… Ses remarquables analyses psychologiques émanent directement de son intuition. Chez elle, cette faculté s’exerce aussi aisément que l’intelligence normale. L’élaboration des images, leur interprétation et leur traduction, tout cela se fait avec la rapidité de la plus active pensée.

« Avec la même facilité qu’on raconterait un événement auquel on vient d’assister, Mme Fraya raconte une individualité inconnue d’elle, sans plus d’efforts que s’il s’agissait de la plus banale conversation. On peut l’interrompre dans le cours de l’exposé des connaissances intuitives, l’intuition cesse alors de fonctionner et la raison entre en scène, puis, aussitôt après, l’activité reprend. Mme Fraya représente un être de cerveau très évolué, dans lequel la fonction de lucidité s’est organisée au même titre que celle de l’intelligence consciente. Cela lui permet de contraindre son intuition à une somme de travail que beaucoup de personnes n’oseraient pas demander à leur raison.

« Sa formule psychique peut être ainsi établie : sujet lucide à l’état de veille, chiromancienne et graphologue en apparence, intuitive pure en réalité. J’ai une grande admiration pour sa magnifique intuition… J’avoue, pourtant, qu’au début de nos relations, voulant, un jour, mettre à l’épreuve ses facultés divinatoires, j’imaginai le stratagème suivant : je traçai, de la main gauche, quatre lignes d’écriture, tout en m’efforçant de changer tous les détails qui ont un sens psychologique.

Et je priai une dame, inconnue de Mme Fraya, de lui demander de vouloir bien parler sur l’auteur des lignes écrites. Il faut savoir que j’écrivais de la main gauche pour la première fois. Le truquage consciencieux de chaque lettre, ajouté à la grossièreté de l’ensemble, formait un gribouillis devant lequel le meilleur graphologue aurait fui…

Dès que lui fut présentée cette bizarre écriture, Mme Fraya se prit à rire et déclara qu’il lui était impossible de faire une analyse avec une écriture aussi intentionnellement rendue difforme.

Mais, comme la dame insistait, Mme Fraya lui dit : « Je veux bien, pour vous faire plaisir, essayer de vous dire quelque chose sur la personne dont vous me présentez l’écriture, mais ce que je peux dire en pareille condition sera nécessairement incomplet. »

Et, immédiatement, elle se mit à parler d’abondance, sans nul effort, sans la moindre hésitation, cependant que la dame écrivait sous sa dictée, suivant ma recommandation.

« Il en sortit un petit chef-d’oeuvre de psychologie, comme à l’ordinaire et, de plus, des révélations très nettes sur ma vie actuelle et sur ma vie prochaine, qui m’avaient déjà été faites par elle précédemment… Et comme cela se passait au début d’une séance, la dame demanda alors à Mme Fraya une consultation pour elle-même et lui tendit ses mains. Et celle-ci, après avoir signalé et précisé la vie actuelle de sa consultante, se mit ensuite à lui parler de diverses personnes de sa famille et notamment de son mari… Mme Fraya brossa la psychologie de ce dernier et exposa son existence présente et prochaine… Et ce fut, en résumé, la reproduction de la consultation graphologique faite quelques minutes auparavant… car le mari de la dame, c’est moi… »

De son côté, le professeur Alfred Binet, du Collège de France, inventeur des tests destinés à mesurer les degrés de l’intelligence, fut tellement frappé par les dons de la voyante, qu’il lui proposa de faire quelques expériences sous sa direction. «Au jour fixé, m’a dit Mme Fraya, il me condusit dans plusieurs écoles communales de Paris pour me faire examiner des mains d’enfants de neuf à douze ans afin d’établir un diagnostic médical et préciser les particularités de leur caractère.

Par précaution et pour éviter des interventions amicales, il avait fait installer une portière qui dissimulait le visage des enfants. Ceux-ci n’avaient qu’à en soulever un coin pour me montrer leurs mains. J’ai su, quand l’expérience fut terminée, que l’instituteur avait choisi parmi ses élèves les plus intelligents et les plus inférieurs par l’hérédité. J’ai obtenu 87 % de réponses exactes pourcentage qui fut considéré comme un succès [3]. »

Ce ne furent pas seulement les hommes politiques et les scientifiques qui se passionnèrent pour le phénomène Fraya, mais aussi un grand nombre d’écrivains illustres. Outre Pierre Loti, Anna de Noailles et Marcel Proust, citons, au hasard, Sacha Guitry et Colette.

Dans son ouvrage L’Esprit où Sacha Guitry a noté maintes réparties humoristiques de ses amis, il parle d’un dîner où il avait invité Mme Fraya : « Je me souviens d’un soir où j’avais invité à dîner Fraya, notre illustre Fraya nationale. Il y a de cela vingt ans.

C’était pour lui faire rencontrer Antoine, qui ne connaissait pas encore cette femme dont l’intelligence tient réellement du prodige et dont certaines prédictions se sont réalisées de la manière la plus saisissante. Et je me souviens de l’affectueuse estime que professait à son égard l’éblouissant, le merveilleux Adrien Hébrard. Or, ce soir-là, nous attendions Fraya. Nous étions cinq ou six Elle était en retard. Et nous en profitions pour bien convaincre Antoine : « Vous allez voir… Elle est étonnante… inouïe… ». Elle entra, timide, charmante et, dans son trouble, à peine assise, elle nous dit : « Quoi de nouveau ? » »

Colette, elle, alla la consulter à l’époque où elle était engluée dans des soucis sentimentaux. Dans Mes apprentissages, l’illustre romancière a relaté sa première visite, rue d’Edimbourg : « La voyante Fraya, (alors jeune et aux premiers jours de sa renommée), regarda mes paumes, s’étonna : — C’est… Oh, c’est curieux ! Je n’aurais jamais cru… Il va falloir en sortir… — De quoi ? — D’où vous êtes. — Déménager ? — Aussi, mais c’est un détail. Il va falloir en sortir. Vous avez beaucoup tardé… En quoi, je fus, malgré les termes sybillins de sa consultation, de son avis… »

Pour conter dans le détail la vie prodigieuse de Mme Fraya, il faudrait un volume [4]. Je voudrais simplement ici donner un aperçu de ses principales croyances et de ses idées.

« Je suis, m’avait-elle dit, d’accord avec le Dr Osty : les lignes de la main ne sont pour moi qu’un élément excitateur. Une écriture également. Cela favorise ma voyance, mais à la base, ce que je vois, avant tout, ce sont des images, des clichés, que je décris fidèlement, sans toujours être en mesure de les expliquer, ni de préciser à quelle date ils deviendront réalité…

Ma voyance, très particulière, est provoquée par une sorte d’émotion de l’esprit. Par exemple, auprès d’un être destiné à une mort violente, j’éprouve un serrement de coeur plein d’angoisse et qui ne se dissipe qu’après le départ du visiteur. Un personnage de moralité douteuse provoque en moi une gêne indicible, tandis que la présence d’hommes de bien me communique une sorte d’exaltation intérieure qui me vivifie…

« De même, une bizarre impression de joie m’envahit lorsque je me trouve en présence d’un être que le bonheur va visiter.

Chaque client m’apporte, en somme, son aura particulière, le fardeau plus ou moins lourd de sa destinée. Il m’arrive souvent d’être toute imprégnée de la désolation des êtres que j’ai reçus et leurs drames, par un phénomène mystérieux, me semblent personnels, tant je ressens le contrecoup de la présence qui me questionne, tant sa vie intérieure se manifeste d’une façon presque matérielle à ma sensibilité.

Quoique mon père fût, lui-même, doué de la prescience des choses futures, je ne suis pas certaine que ce soit héréditaire. Je crois que c’est un don de Dieu, qui peut vous être accordé inopinément. »

Sa science graphologique était très particulière. Par exemple, lorsqu’on lui soumettait une écriture, non seulement elle décrivait la personne physiquement et moralement, mais encore elle précisait son état d’âme et son état physiologique au moment où elle avait écrit la lettre. Et c’était toujours d’une surprenante justesse. Les manifestations de l’au-delà ?

Elle y croyait absolument : « Quoique je sois contre le spiritisme parce qu’il nous met en contact avec le monde invisible que nous ne connaissons pas, je dois vous avouer que, bien souvent, j’ai eu, sans les solliciter, des manifestations de décédés…

Je crois que la mort réside dans la destruction du corps matériel, mais que notre âme n’est pas atteinte par elle… Je crois en la survie… Je crois aussi que notre passage terrestre a pour but notre évolution, notre perfectionnement grâce à des expériences personnelles.

Quant à notre destin, je ne pense pas qu’on puisse le changer, tout au moins dans les lignes générales… Je crois que les événements marquants de la vie de chacun se préparent dans l’invisible et qu’ils sont inscrits d’avance, au moment de notre naissance. L’heure de notre mort, entre autres… »

Impuissante et désolée, j’ai assisté à la lente progression de la maladie qui emporta Mme Fraya. Elle habitait alors, rue Chardin.

Elle souffrait d’artérite. A la suite d’une chute qu’elle fit dans l’escalier, son mal s’aggrava. Son genou gauche devint si douloureux qu’elle dut s’aliter. Son état demeura stationnaire jusqu’au printemps 1953. En avril de cette année-là, à nouveau, brusquement, elle s’affaiblit, souffrit davantage de sa jambe et perdit le sommeil.

Alors, elle se résigna à dormir à coups de piqûres, mais non à interrompre son activité, qui était toute sa vie. A partir de ce moment-là et, jusqu’à la fin, elle reçut dans sa chambre à coucher, aux murs tapissés de toile ancienne.

Assise sur son lit, en robe de nuit rose, toujours très coquette et très soignée, la loupe à la main, le visage doucement éclairé par la petite lampe de sa table de chevet où, depuis qu’elle était alitée, un superbe chat noir semblait monter la garde, elle donnait, de plus en plus, une impression de surnaturel. « La semaine dernière, me dit-elle, j’ai été à deux doigts de la mort. Je n’avais plus que cinq de tension… Le professeur qui me soigne était très pessimiste…

Mais moi, je savais bien que mon heure n’avait pas encore sonné… Tandis qu’il rédigeait une ordonnance, la dernière, croyait-il, quoique très affaiblie, je me suis surprise en train de l’observer, pendant qu’il écrivait… Malgré moi, j’analysais son écriture, je faisais de la graphologie… »

Son dernier Noël fut le plus émouvant de sa longue carrière. Ses amis, anciens et nouveaux, défilèrent pour lui offrir leurs voeux de prompte guérison. Dans le salon d’attente, je rencontrai Lady Alexander Korda portant un petit arbre de Noël richement décoré.

Elle était bouleversée à l’idée que les jours de son amie étaient comptés… « De telles personnes ne devraient jamais mourir, me dit-elle. Elle est phénoménale…. Elle voit réellement dans l’Invisible. Elle aura traversé la vie sans jamais cesser de faire le bien… Chaque année, je séjourne en France spécialement pour la voir. Tout dernièrement encore, elle m’a fait des prédictions qui viennent de se réaliser. La princesse Bibesco, qui m’avait fait faire sa connaissance, me disait toujours : « Quand elle commence à parler, c’est comme si un fluide électrique la traversait… Comme la Pythie de Delphes… N’arrêtez pas le flot de ses paroles… Ne la questionnez pas… Laissez-la parler, car c’est là, la vraie voyance… » »

Vers le Jour de l’an, brusquement, son état de santé empira… Êtonnamment lucide, malgré son extrême faiblesse, elle savait que sa fin était proche…

A l’un de ses clients, à qui elle venait de prédire un avenir brillant, elle précisa : « Lorsque ces événements se réaliseront, vous ne pourrez pas venir me les annoncer, parce que je ne serai plus là. » A moi qui étais venue prendre de ses nouvelles, elle dit : « La mort rôde autour de moi… Je la vois… Et pourtant, j’ai encore tant de choses à faire… Tant de gens ont encore besoin de moi ! »

Mme Collin, sa gouvernante et amie, sut que sa fin approchait lorsqu’elle cessa d’être coquette… Jusqu’alors, même les jours où elle ne recevait personne, elle gardait, intacte, son étonnante vitalité. Elle réclamait son miroir, se faisait coiffer, se poudrait le visage.

Vers les derniers jours de janvier, elle ne réclama plus rien. Notre ultime entretien eut lieu le 5 février 1954. A mon arrivée, Mme Collin m’avait dit : « Mme Fraya va mieux… Elle qui ne s’alimentait plus depuis quinze jours, a mangé une glace… Vous pouvez monter… Elle sera heureuse de vous voir… »

Presque diaphane dans son lit, frileusement recouverte d’une fourrure, elle semblait somnoler, les yeux mi-clos. Dès qu’elle entendit ma voix, elle prit mes mains dans les siennes et me dit : « Il fait donc si froid dehors ? » Elle se redressa pour mieux me voir : « Je ne vois plus très clair, mais je vous reconnais bien… » D’une voix raffermie et sur le ton d’une conversation normale, elle poursuivit : « Un Père jésuite est venu me confesser. Je lui ai dit : « Mon Père, je ne m’accuse que d’une chose : c’est de lire l’avenir dans les mains… ». Et il m’a répondu : « Ce n’est pas un péché ». Il m’a rappelé cette phrase des Livres Saints : « Que celui qui a le don de prophétie prophétise !… ». »

Puis, sans transition, comme si elle tenait à me dire une chose importante, à laquelle elle venait juste de penser : « Dites bien que je n’ai jamais formé d’élèves… que mon don est intransmissible… »

Avec une force soudaine, elle appuya sur ce dernier mot. Puis encore : « Ne vous confiez qu’à bon escient : fuyez les faux médiums annonciateurs de catastrophes… La clairvoyance doit toujours être constructive… »

Maintenant, elle semblait détendue, tranquillisée, eût-on dit. Après quelques minutes de silence, elle me conta son dernier rêve : « La nuit passée, j’ai vu en songe ma grand’mère, qui m’a dit : « Je voudrais pouvoir t’aider, te guérir, mais il devient bien tard… » » Quelques jours avant sa mort, elle eut encore un rêve. Elle en parla à sa fille et à Mme Collin : Elle avait vu « tous ses morts qui venaient la chercher ».

Le lendemain, elle entra en agonie. Elle ne cessait de parler à des clients imaginaires… Mme Collin la surprit en train de murmurer : « Vous êtes Viennoise, Madame, et jolie, comme toutes les Viennoises… Vos affaires vont s’arranger… Avant huit jours, vous recevrez une bonne nouvelle… Vous, Monsieur, actuellement, vous frôlez un précipice… Il vous faudra patienter plusieurs années avant d’entrevoir une amélioration de votre situation… Mais ne perdez pas confiance, croyez-moi, vous finirez par triompher… »

Je la vis, pour la dernière fois, la veille de sa mort, mais elle ne me reconnut pas. Un froid polaire sévissait sur Paris. Le gel avait crevé un tuyau d’eau à l’étage même où elle agonisait…

Une stalactite géante, pesant plus de cent kilos, s’était formée, puis détachée et, en tombant, avait fracassé toutes les vitres de la véranda… Le salon d’attente, l’entrée, le hall étaient complètement inondés. A mon arrivée, il régnait, dans toute la maison, un froid intense, les conduites d’eau du chauffage central ayant éclaté, elles aussi. En outre le compteur électrique, sur lequel s’était abattu le bloc de glace, ne fonctionnait plus. La nuit tombait. S’éclairant à la bougie, quelques intimes de Mme Fraya la veillaient, tandis que les pompiers, alertés en toute hâte, détachaient à coups de hache les gigantesques glaçons qui menaçaient de s’écrouler sur la véranda…

La désolation la plus totale semblait s’être abattue sur cette maison au moment précis où cette grande âme allait la quitter. Désemparée, à bout de fatigue, Mme Collin ne savait plus que faire pour remédier à cette lugubre situation.

En toute hâte, j’allai à la pharmacie la plus proche, pour chercher des ampoules de solu-camphre. A la lueur de la bougie, on fit à la moribonde une dernière piqûre. Le lendemain matin, elle quitta ses consultants imaginaires et retrouva, pour quelques heures, toute sa lucidité.

Elle dit à sa fidèle amie : « Vous pourrez dire que Dieu existe, j’en ai maintenant la certitude. — Vous le voyez ? — Pas encore, mais je devine sa présence… Il est environné d’une éclatante lumière… » A midi trente, son fin visage empreint d’une grande sérénité, elle rendit l’âme.

Dès que la nouvelle de sa mort fut connue, les journaux de la capitale, des plus graves aux plus populaires, tinrent à lui rendre un dernier hommage. Ils lui consacrèrent tous des articles d’une tenue parfaite, sans la moindre raillerie ou ironie pour son inhabituelle profession. Ses obsèques eurent lieu le vendredi 19 février dans une petite chapelle latérale de l’église de Notre-Dame-de-Grâce, à Passy. Elle fut enterrée au cimetière de Bagneux. Et, par la volonté de sa fille, tous ses objets personnels bibelots précieux, vases romantiques, gravures, bougeoirs en opaline, loupes à monture de nacre et même… le fameux talisman de Loti furent vendus aux enchères, à la Salle Drouot.

J’assistai à cette vente. Au fond de moi-même monta cette prière : « Si Mme Fraya dispose d’un pouvoir dans l’Invisible, qu’elle m’aide à acquérir son fameux collier. »

Le miracle eut lieu. Des brocanteurs ignorants ayant déclaré que ce collier « n’avait aucune valeur », que « ce n’était que de la pâte de verre ! », l’enchère ne monta guère et je pus acheter ce fabuleux talisman, vieux de deux mille ans, pour un prix modique. J’avais été exaucée. Avec le temps, plusieurs ex-voto de marbre vinrent orner sa tombe. Ils portaient tous ce simple mot : « Merci ».

Plusieurs fois par an, je me rends au cimetière de Bagneux en compagnie d’une étonnante voyante-médium : Marie Védrine. A maintes reprises, elle a capté, devant la tombe, des messages. Ceux-ci, selon elle, émaneraient de la grande disparue pour laquelle, sans l’avoir connue, elle éprouvait une vive admiration.

 Que faut-il penser de ces communications, de ces prédictions d’outre-tombe ? Émanent-elles vraiment de Mme Fraya ? Tout ce que je puis dire, c’est que je les ai consignées dans un cahier et qu’elles se sont révélées exactes dans la proportion de sept sur dix.

Voici le message que Marie Védrine a capté, le 16 février 1974, vingtième anniversaire de la mort de Mme Fraya. « Redites bien que je n’ai jamais formé d’élèves et que mon don est intransmissible. Je désapprouve les voyants ou voyantes qui se servent de mon nom… Qu’ils me laissent en paix… »

Totalement en état second, Marie Védrine, les yeux clos, se mit à tanguer légèrement. Je dus lui prendre le bras pour la soutenir. Elle semblait respirer avec difficulté. Le message continua, politique cette fois : « Les Israéliens et les Arabes feront encore couler des fleuves de sang ! La haine de ces deux peuples ne s’atténuera pas.

De graves événements menacent la France dans un avenir pas très éloigné. Le Président Pompidou disparaîtra rapidement de la scène politique, miné par un mal sournois. » Nul n’ignore que le Président Pompidou est, effectivement, décédé peu après au début d’avril 1974.

Une autre voyante-médium, Jacqueline Lebeau, a pu également capter un message, mais cette fois, rue Chardin. Elle avait eu l’intuition de s’y rendre, accompagnée de son fils Gérard, tout en sachant bien que le petit hôtel particulier de Mme Fraya était fermé, les scellés apposés sur les portes. Là, une surprise l’attendait : elle trouva la porte d’entrée fracassée et l’intérieur dévasté [5]. « Debout, sur le trottoir, devant le portail grand ouvert, m’a-t-elle dit, j’ai eu un serrement de coeur, puis j’ai été envahie par une grande tristesse.

Ma poitrine était oppressée, comme si j’étais prise dans un étau. Ce fut plus fort que moi. Là, en pleine rue, je me suis mise à pleurer… En même temps, une voix m’a dit : « Entre, n’aie pas peur ».

« Je suis entrée. Je suis montée au premier étage dans une pièce qui donne sur la rue. Je devais apprendre, par la suite, qu’il s’agissait de son cabinet de consultation. Tout à coup, j’ai été imprégnée de l’émotion et de la désolation presque matérielles de Mme Fraya. J’avais l’impression qu’elle s’était incorporée en moi, tellement je ressentais les contrecoups de sa présence. Je me suis détendue et j’ai pu communiquer avec elle… Elle parlait à voix basse. Elle avait une espèce d’accent rocailleux. Elle m’a dit : « Merci, ma chère enfant, d’être venue. Ces larmes m’ont fait du bien. J’ai une peine infinie de voir ma maison ouverte à tous les vents. Quel spectacle ! On se croirait sur un champ de bataille ! Cette maison que j’aimais tant, où j’ai versé bien des larmes, mais où j’ai eu des moments merveilleux ! J’y ai connu I’ingratitude, mais j’avais de bons amis. Tous ces souvenirs, ces mille riens auxquels je tenais, parce qu’ils représentaient à mes yeux une valeur sentimentale, ont été la proie des clochards ! Quoique, dans le monde des esprits, nous n’ayons plus besoin de rien, le souvenir existe et le regret des êtres et des choses que nous avons aimés demeure. »

Ainsi donc, par delà la mort, le phénomène Fraya persiste. Loin de s’estomper dans la brume du passé, son prestige ne fait que grandir. Je n’en veux pour preuves que ce flot de lettres et de témoignages des plus hautes personnalités que je continue à recevoir à son sujet. Voici, à titre d’exemples, d’abord quelques extraits d’une lettre importante que m’a envoyée le R. P. Bruckberger, ensuite un témoignage particulièrement significatif de Lady Alexander Korda.


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Le R. P. Bruckberger fait part, dans sa lettre, de ses considérations sur la clairvoyance en général et sur Mme Fraya en particulier.

« Je me demande ce que Mme Fraya, qui faisait profession de prédire l’avenir, eût répondu à un tribunal d’Inquisition ? Comme Savonarole, que ses prophéties ne venaient que d’elle-même ? Je ne le crois pas. Elle admettait volontiers que sa voyance était un don. Un don de qui ? Pour l’Inquisition, la question était là. Était-ce un don de Dieu ? Était-ce un don du diable ? Il est évident que l’Église ne peut pas condamner indistinctement toute prédiction de l’avenir. Héritière de la religion judaïque, parmi ses Livres Saints qu’elle tient pour inspirés de Dieu, elle a d’admirables livres prophétiques. L’argument de prophéties, étendues sur des millénaires et accomplies en Jésus-Christ, est au coeur du christianisme et fonde directement la croyance en la divinité de Jésus-Christ.

L’Église pense qu’il fallait que cet homme tirât son origine au-dessus du temps pour avoir noué en lui-même tous les fils prophétiques attachés au hasard des siècles, et pour avoir réalisé à lui tout seul un ensemble de prophéties dispersées sur deux millénaires, car il s’est écoulé deux mille ans entre le récit de la Genèse, premier livre de la Bible, et la naissance de Jésus-Christ.

« Le fait même de la voyance et de la prédiction de l’avenir a toujours été considéré comme extrêmement grave, parfois dangereux, frôlant le sacré, et ce fait est essentiel à l’histoire religieuse de l’humanité.

Cependant, aujourd’hui, et dans le train ordinaire de la vie, l’Église s’en méfie. Pourquoi ? Peut-être parce qu’elle a peur du diable. Je crois plutôt que, d’une manière générale, l’Église trouve qu’à chaque jour suffit sa peine, elle craint que des prédictions inconsidérées, même si elles sont vraies, et surtout si elles sont vraies, limitent la liberté des êtres, les poussent soit au fatalisme, soit au désespoir, soit à la révolte, soit à la timidité devant leur destin, toutes ces attitudes étant des péchés, et des péchés graves contre la Providence divine et la respectabilité humaine.

« L’Église est très soucieuse de protéger la liberté des âmes, en face et à l’intérieur de leur propre destin. Elle fait un devoir aux hommes de s’en remettre à Dieu de leur sort final, et des circonstances de leur mort. Il faut que chacun prie pour son avenir et pour obtenir la grâce d’une bonne mort, mais il n’est pas toujours bon d’en savoir trop long sur ce sujet. Ne remplaçons pas la prière par les tarots. C’est dire que le don de voyance, quand il existe, ne doit s’exercer que dans un climat de fraternelle responsabilité, de pudeur, de respect des autres et de miséricorde, toutes qualités d’ailleurs que semble avoir eues Mme Fraya. Je me garderai bien de la juger, je ne suis pas Inquisiteur. Il est évident que, pour les juges de Savonarole, tout était blanc ou noir, toute prédiction, tout don de voyance ne pouvait provenir que de Dieu ou du diable. Si pas de Dieu, c’était du diable. Et on vous rôtissait allègrement.

« Il y a sûrement bien des phénomènes qui, aussi surprenants soient-ils, relèvent de l’ordre naturel : il ne faut avoir recours à aucune cause surnaturelle pour les expliquer. Il y a aussi des phénomènes qui, tout en étant d’ordre naturel, restent inexplicables, on ne peut les nier pour autant. La voyance de Mme Fraya me paraît être dans cette catégorie. Bien des faits sont irréfutables.

« Cette lettre n’est pas une explication. Elle est une méditation hasardeuse sur des phénomènes qui restent fascinants, inexplicables totalement, liés pourtant à la destinée humaine. Chacun de nous, dans le cours de sa vie, a été témoin de quelques-uns de ces phénomènes, qui donnent le pressentiment d’un envers de la vie, qui en serait la véritable version, comme d’une écriture que certains auraient la faculté de déchiffrer, en transparence, à travers le papier. Pourquoi vouloir éliminer l’étrange ? L’homme lui-même est un animal essentiellement étrange. Sa supériorité sur les autres animaux n’est pas tellement de savoir résoudre les problèmes, que d’abord de se poser les questions. »

Père Bruckberger

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De son côté, avec une extraordinaire spontanéité et une sincérité totale, Lady Alexander Korda n’a pas hésité à donner ce témoignage : « Avec son incroyable intuition, Mme Fraya était un phénomène comme il ne s’en rencontre guère qu’un ou deux par siècle… J’avais en elle une foi illimitée. A un moment donné, je souffrais d’une inflammation. Je suis allée consulter un médecin parisien. Une amie, la princesse Bibesco, m’accompagnait. Le médecin me dit alors de revenir le voir, le lendemain, lundi, à quinze heures, pour une autre consultation. Le lundi matin, le chef de la grande organisation « London Film » est arrivé ici avec un sac plein d’argent. Cela m’a fait rire et je lui ai demandé : « Que comptez-vous faire de tout cet argent ? » Il me répond : « C’est pour régler votre opération, votre clinique, votre hôtel… — … et mes funérailles aussi, sans doute ? m’écriai-je ?.. Je comprends maintenant pourquoi vous avez apporté tant d’argent… » Tout à coup, je réalisai complètement ce qui m’attendait. « Qu’est-ce que vous dites ? Quelle opération ? — Soyez courageuse. Vous avez un cancer. On ne vous l’avait pas dit. Demain après-midi, à trois heures, on va vous enlever un organe. »

« Alors, je commençai à crier, à protester : « On ne touchera à aucun de mes organes avant que j’aie été voir Mme Fraya… » Je cours hors de ma chambre, de l’Hôtel Astoria, et je me fais conduire séance tenante, 6, rue Chardin. Je me précipite dans la chambre de Mme Fraya et, haletante, bouleversée, je lui dis : « Mme Fraya, Madame Fraya, on veut me tuer ! »

« Je lui raconte toute l’histoire : « J’ai, paraît-il, un cancer, et on veut m’opérer… Que dois-je faire ? Conseillez-moi ! Je ferai ce que vous me direz de faire. » Elle me regarda, avec ses yeux pénétrants, surnaturels, et me dit : « Ne vous affolez pas et écoutez-moi !.. Vous n’avez pas de cancer, vous n’êtes même pas malade du tout. Laissez-les attendre avec l’opération, n’allez surtout pas à la clinique et ne retournez jamais plus chez un médecin… Votre maladie ? Je vais vous la dire… C’est que votre mari, Sir Alexander Korda, chef de la puissante « London Film » est très riche… On veut vous opérer pour gagner de l’argent…»

« J’étais tellement heureuse et rassurée par ces paroles que j’ai couru jusqu’à l’ambassade de Hongrie où j’avais deux amis : l’ambassadeur Baron Villany et le comte Téléky. Je leur ai raconté toute l’histoire. Ils m’ont invitée à déjeuner dans un restaurant hongrois et nous avons fêté ensemble mon opération évitée… De cette façon, Mme Fraya m’a sauvé la vie plus d’une fois… Avec elle, je perds l’une de mes plus chères et plus fidèles amies, car nous étions très unies. Que Dieu, Notre Seigneur, lui donne sa bénédiction et une place exceptionnelle auprès de lui, car elle l’a bien méritée, elle qui a sauvé tant de gens du danger… »

Lady Alexander Korda.

« P.S. Depuis ce temps-là, je n’ai jamais été malade et ne suis plus jamais allée chez un médecin ».

SIMONE DE TERVAGNE



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